Entretien avec l’un des responsables de la Jamaâ d’Al Adl Wal Ihssan de la région AZEDDINE NASSEH
Membre de la Jamaâ depuis plus de quinze ans, il est professeur de l’enseignement supérieur à l’ENS de Tétouan.
Titulaire d’un doctorat en Sciences (spécialité : Terre Enveloppe Fluide) de l’université de Caen, et d’un autre en environnement de l’Université Libre de Bruxelles, il a participé à plusieurs colloques et congrès scientifiques au Maroc, en France et en Belgique.
Azeddine Nasseh est né le 16 mars 1957 à Casablanca. Il est marié et père de 4 enfants.
• Élections : La Jamaâ refuse de participer à cette mise en scène burlesque dont l’unique but est d’asseoir l’ordre établi.
• Le peuple a toujours exprimé de l’indifférence si ce n’est du mépris envers le jeu électoral.
• Malgré tout le respect qu’on porte à nos frères du PJD, nous ne pensons pas que leur participation au gouve
ement puisse changer quoi que ce soit à la réalité sociopolitique du pays.
• La Jamaâ ne voit dans la démocratie dans notre pays qu’une façade conçue pour la consommation extérieure et pour étouffer la colère du peuple.
• L’éducation est pour nous la clé de voûte de tout renouveau et de tout développement durable.
• La charte islamique est le projet de la Jamaâ. C’est la main tendue par celle-ci à tous ceux, oulémas, organisations politiques, société civile … qui veulent que les choses changent dans notre pays.
• Le makhzen a de tous temps cherché à discréditer la Jamaâ et à te
ir son image, et il n’a jamais lésiné sur les moyens pour arriver à ses fins.
• Campagne contre la Jamaâ : Aucune position officielle des grandes formations politiques et civiles dénonçant cette campagne n’a été exprimée.
• Si certains, manipulés, manœuvrés, se font exploser «bêtement» pour fuir cette réalité, d’autres ont choisi les canots de la mort, ou le refuge dans la drogue et la criminalité, ou l’organisation de suicides collectifs …
• Expo 2012 : Nous pensons que les tangérois ont bien d’autres préoccupations, autrement plus importantes et plus urgentes, qui demandent attention et intérêt.
ENTRETIEN :
Q : Fathallah Arsalane, porte parole de votre Jamaâ vient de déclarer à un quotidien national que Al Adl Wal Ihssane « n’a nullement besoin d’appeler au boycott de ces élections puisque le peuple s’est déjà prononcé». S’agit-il d’une simple rhétorique, ou de la décision de ne plus faire campagne pour le boycott ?
R : La position de notre mouvement, conce
ant les élections, a toujours été claire et ne peut prêter à aucune équivoque ou ambiguïté. Nous pensons qu’en l’état actuel des choses, ces élections, comme celles qui les ont précédées, ne serviront à rien et ne pourront apporter aucun changement positif au quotidien du simple citoyen. En réalité, il s’agit d’une chronique théâtrale déclamatoire et insensée, dont le peuple, le développement du pays et son progrès payent les frais. C’est pourquoi la Jamaâ refuse de participer à cette mise en scène burlesque dont l’unique but est d’asseoir l’ordre établi.
A notre sens, avant de parler d’élections, qui ne sont d’ailleurs qu’un simple outil, beaucoup de choses doivent être modifiées, et notamment cette mentalité régnante qui s’oppose à tout changement véritable dans ce pays. Et dans cette perspective, la Jamaâ a appelé à l’établissement d’une «charte islamique» à laquelle tout le monde est convié à participer pour imposer un vrai changement sans lequel le pays court au désastre.
Ceci étant, la Jamaâ n’a jamais appelé au boycott de quelle que élection que ce soit, car pour elle, appeler au boycott, c’est déjà rentrer dans ce jeu sinistre et lui donner une certaine crédibilité. Et de toute façon, le peuple a toujours exprimé de l’indifférence si ce n’est du mépris envers le jeu électoral, et si ce n’est les pressions et les nombreuses manipulations et falsifications, on aurait eu une image exacte de l’intérêt porté par celui-ci à ce jeu.
Q : De
ièrement, Omar Mkassou s’est justement référé à cette ‘’charte islamique’’ prônée par Abdelouahed Moutawakil, secrétaire général de votre cercle politique, qui avait proposé ce pacte national islamique. Mais dans les faits, on ne voit aucun geste de la Jamaâ dans ce sens.
R : La charte islamique est le projet de la Jamaâ. C’est la main tendue par celle-ci à tous ceux, oulémas, organisations politiques, société civile … qui veulent que les choses changent dans notre pays. L’appel à la charte ne date pas d’aujourd’hui, M. Abdeslam Yassine l’a toujours évoqué dans ses ouvrages.
La tâche sera dure, et se trompe énormément celui qui croit qu’il pourra, tout seul, changer les choses. Aussi nous invitons toutes les bonnes volontés à s’atteler, main dans la main, à la tâche. Ce n’est qu’à cette condition que l’on pourra sortir le pays de la stagnation et de la léthargie profonde dans lesquelles il s’enfonce de plus en plus.
La Jamaâ a fait de nombreux pas pour établir les ponts du dialogue et lancer ce projet de charte. Mais malheureusement, tous ces appels sont restés lettre morte, et n’ont suscité que des réactions mitigées de la part de la classe politique. Mais nous ne désespérons pas et attendrons le temps qu’il faudra.
Q : On vous reproche d’être enclins aux démonstrations de force. Un militant islamiste d’Al Badil Al Hadari, interviewé de
ièrement dans ce spécial, a dit entre autres que vous auriez intérêt à définir clairement votre position vis-à-vis de la démocratie. Et surtout être modestes dans vos rapports avec les autres, et ne pas chercher à impressionner par le nombre. En fait on n’arrive pas à y voir clair dans votre projet où s’entremêle politique et daâwa sur fond soufi.
R : Ces propos témoignent d’une totale méconnaissance de notre mouvement et de sa pensée, qui définit nos positions à l’égard des diverses questions spirituelles, politiques, sociales … Cette pensée est complètement exposée sur plus de 7000 pages, mais malheureusement, la plupart de nos politiciens ne lisent pas, et sont plus enclins à lancer des accusations à tort et à travers.
Ceci dit, notre projet est un projet universel qui s’adresse à l’Homme dans toutes ses dimensions. Il veut répondre à son aspiration innée à connaître son créateur, à ses aspirations à vivre en paix avec lui-même et avec son prochain, à jouir de sa liberté entière hors de tout joug qui le persécute, l’asphyxie et l’empêche de penser …
Notre projet veut placer l’homme, au centre de toutes les préoccupations, de toutes les politiques, de tous les programmes … C’est pour cela que notre mouvement se définit d’abord comme un mouvement d’éduction. Une éducation par l’exemple, donné par les dirigeants, par la libération de la volonté, par la participation, la responsabilité… L’éducation est pour nous la clé de voûte de tout renouveau et de tout développement durable. Mais cette éducation, pour réussir, nécessite un environnement de justice et d’équité, où le bafouement des aspirations, l’humiliation, la déconsidération, le mépris, ne soient pas le pain quotidien du citoyen.
Pour ce qui est de la démocratie, il faut tout d’abord préciser de quelle démocratie on parle ? La Jamaâ ne voit dans la démocratie dans notre pays qu’une façade conçue pour la consommation extérieure et pour étouffer la colère du peuple. Un grand théâtre où tout est simulation, mimisme, fiction, chimère …
Nous, nous aspirons à un système qui ne marginalise personne. Un système qui valorise le citoyen et lui donne la parole ; qui sépare les pouvoirs et instaure le contrôle des dirigeants ; qui établit une véritable alte
ance et permet un véritable débat d’idées…
J’ajoute à cela que la tyrannie, le despotisme, l’autoritarisme, de quelle que nature qu’ils soient, militaire, monarchique, républicaine, mode
iste, islamique… sont pour nous une abjection, une atrocité, et sont les causes principales de la décadence de nos pays.
En ce qui conce
e nos «démonstrations de force», comme certains se plaisent à qualifier nos participations aux différentes manifestations, n’ont-elles pas honoré les marocains sur la scène arabe et inte
ationale !? N’ont-elles pas répondu aux attentes de nos frères palestiniens et irakiens !? Par contre on ne peut pas dire que ce fût le cas de la participation de la plupart des autres formations, tellement elle a été te
e et insignifiante. Mais ce n’est peut être là que l’image exacte de leur assise populaire.
Q : Plusieurs observateurs affirment que le vote des ‘’adlistes’’ aurait été déterminant dans le score ‘’honorable’’ obtenu par le PJD en 2002. Pensez-vous que vos sympathisants – je ne parle pas de vos militants – pourraient récidiver le 7 septembre ?
R : Compte tenu de la position de la Jamaâ que je viens d’exposer, aucune instruction n’a jamais été donnée par celle-ci à ses sympathisants. Contrairement à beaucoup d’autres, nous estimons que le peuple marocain est mature et ne nécessite aucune tutelle.
Q : Si le PJD gagne les élections, ou du moins forme partie du prochain gouve
ement, seriez vous prêts à faire des concessions et à investir le champ politique formel ? Ne pensez-vous pas que ce serait la meilleure façon de vous démarquer, une bonne fois pour toutes, de ce cliché où l’on vous répertorie ?
R : Malgré tout le respect qu’on porte à nos frères du PJD, nous ne pensons pas que leur participation au gouve
ement puisse changer quoi que ce soit à la réalité sociopolitique du pays. Comme tout un chacun sait, nos institutions sont inertes et dépourvues de tout véritable pouvoir de décision.
Q : Que pensez vous des sondages donnant le PJD comme favori et comment sera d’après-vous le taux de participation ?
R : Vous savez, parler de sondages c’est parler de transparence, d’instituts indépendants, de facilité d’accès aux données, d’échantillons représentatifs … Des conditions impossibles à satisfaire dans notre pays. Alors parler de sondages crédibles au Maroc c’est vraiment nous faire prendre des vessies pour des lante
es.
Quant aux taux de participation, je pense qu’ils seront de l’ordre de ceux observés en Egypte et en Algérie ; nous mouillons tous dans la même sauce
Q : Il y a une année, le 24 mai 2006 exactement, vous aviez lancé l’opération portes ouvertes qui a déclenché les foudres des autorités contre votre mouvement. Tanger est l’une des villes où Al Adl Wal Ihssane a une présence importante. De ce fait, elle a été l’un des théâtres de ce bras de fer qui vous a opposés aux autorités. Quel est le bilan de ce de
ier affrontement ? Et que ‘’mijotez-vous’’ pour cet été ?
R : Vous savez, ce n’est ni la première fois, ni certainement la de
ière où la Jamaâ se trouve persécutée et oppressée pour qu’on la fasse taire et ébranler sa volonté. Mais grâce à Dieu, elle est sortie à chaque fois de ces épreuves plus unie et plus renforcée dans sa détermination à poursuivre son chemin. Et tel fût le cas lors cette de
ière épreuve que nous avons subie et que nous subissons encore. Nos militants y ont fait preuve d’une étonnante persévérance et d’une inébranlable résolution à continuer dans leur voie, comme ils ont montré un formidable attachement à leur Jamaâ en dépit des menaces, des fortes injustices subies, des emprisonnements, des saisies de biens, des basses machinations …
Pour ce qui est des programmes conce
ant l’été prochain, ils sont en cours de préparation.
Q : Pratiquement tous les représentants des partis politiques que nous avons interviewés vous reconnaissent votre droit à l’expression et vont jusqu’à s’indigner de la campagne de harcèlement dont vous avez été l’objet. Mais dans les faits, qui vous a soutenus réellement ?
R : À ma connaissance, aucune position officielle des grandes formations politiques et civiles dénonçant cette campagne n’a été exprimée. Il faut dire qu’on est à la veille des élections et qu’il n’est pas bon de montrer une quelconque solidarité envers la Jamaâ. Ceci démasque une fois de plus une politique politicienne mesquine et préoccupée uniquement par la préservation de ses intérêts et de sa situation.
Au niveau local, l’AMDH a publié un communiqué dénonçant cette campagne et un de ses avocats a assisté notre frère Ridouan Jbilou lors de son procès, sinon c’est le mutisme total.
Q : L’été de
ier, lorsque votre guide suprême, Cheikh Abdeslam Yassine, était à Tanger en vacances à Oued Ghlala, à Ksar Al Majaz, des rumeurs avaient circulé au sujet d’importants dons reçus par votre Jamaâ, de la part de trafiquants de la région. Certains vont jusqu’à avancer que le fameux Chérif Bin El Ouidane aurait remis une importante somme d’argent à votre mouvement, et que c’est pour cette raison qu’il y a eu tout le remue-ménage auquel on a assisté. Qu’en dîtes-vous ?
R : Mr Abdelouahed Moutawakil a qualifié dans une de ces interviews ces calomnies de blagues makhzeniennes de mauvais goût. Et puis, si tel était le cas, nous nous demandons pourquoi ces bobards largement diffusés par une certaine presse hostile et atterrée par la popularité de la Jamaâ, n’ont pas donné lieu à des poursuites judiciaires.
Vous savez, le makhzen a de tous temps cherché à discréditer la Jamaâ et à te
ir son image, et il n’a jamais lésiné sur les moyens pour arriver à ses fins.
Récemment encore, le «comité d’orientation» de la Jamaâ a publié un communiqué dans lequel il dénonce les nombreuses exactions et basses intrigues auxquelles ont été soumis un certain nombre de militants et de militantes de la Jamaâ. Ainsi, le chanteur Rachid Gholam a été enlevé, torturé, puis accusé d’adultère et jeté en prison ; une militante à Safi a été, après plusieurs menaces par des personnes se réclamant de la DST, sauvagement agressée et poignardée devant chez elle ; un autre a été menacé de voir sa réputation salie, diffamée via des documents truqués s’il ne collabore … Je vous laisse juger par vous-même.
Q : Casablanca a été la scène de douloureux événements de
ièrement. Certains parlent d’actes désespérés et isolés. D’autres de ce nouveau Tandeem Al Qaeda Fi Bilad Al Maghrib Al Islami. Qu’est ce que vous en pensez au sein d’Al Adl Wal Ihssane ?
R : Dans notre mouvement, nous pensons que ces événements douloureux, cette violence aveugle, inconcevable, inacceptable, n’est que le fruit de la politique dévastatrice menée dans le pays. Il ne faut pas se voiler la face et inverser les réalités; notre jeunesse est terriblement désespérée car marginalisée, délaissée, inécoutée, et aucune alte
ative ne lui est offerte. Alors, si certains, manipulés, manœuvrés, se font exploser «bêtement» pour fuir cette réalité, d’autres ont choisi les canots de la mort, ou le refuge dans la drogue et la criminalité, ou l’organisation de suicides collectifs… La situation est grave, et ce n’est pas le tout sécuritaire qui va y apporter un quelconque remède. On ne peut faire face à ces dérives qu’en instaurant une véritable démocratie ouverte à tous, en promouvant un développement économique, juste et équitable, en traquant l’arbitraire, l’incompétence, l’injustice…
Q : Que pensez-vous de la candidature de Tanger pour l’organisation de l’Expo de 2012 ?
R : On aimerait être optimistes, et croire à la lune. On aimerait croire que cette expo va contribuer à améliorer la situation des gens, à leur apporter un quelconque bien être, à bouleverser l’état déplorable de l’infrastructure de la ville … Mais la réalité, la gestion de la chose publique, telle qu’elle est menée, nous renforce dans notre pessimisme. Nous pensons que les tangérois ont bien d’autres préoccupations autrement plus importantes et plus urgentes qui demandent attention et intérêt.
Entretien réalisé par
ABDEL ILAH ABBAD
abbadabdel@gmail.com