« Le gouvernement n’a aucune tutelle sur le secteur de la presse »
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« Seule la justice est compétente en matière de suspension des journaux »
Dans son tirage n° 4 du 26 mars courant, le magasine « Maroc Hebdo au quotidien » a publié le contenu d’un entretien avec le président du Conseil National de la Presse (CNP), Younes Moujahed dans lequel ce dernier répond à la réaction «inopinée » du Conseiller du ministre de la Culture à une interview en date du 24 mars 2020.
M. Moujahid insiste sur le fait que « le gouvernement n’a aucune tutelle sur le secteur de la presse, en période normale comme en état d’urgence sanitaire ».
Pour plus de détails, nous reproduisons ci-après le contenu intégral de l’entretien accordé par le Président Moujahid à notre confrère « Maroc Hebdo au quotidien » de jeudi.
Question : En réaction à votre interview accordée à Maroc Hebdo en date 24 mars 2020, le conseiller du ministre de la Culture, Khalid Cherkaoui Smouni, a rétorqué que vos déclarations relatives à la libre décision de suspension des journaux en papier et à la non-existence d’une tutelle gouvernementale sur le secteur de la presse, n’ont aucune base juridique. Que lui répondez-vous ?
Réponse : La suspension des journaux est régie par la loi relative à la presse et à l’édition et qui stipule que seule la justice peut décider de la suspension des journaux, sous conditions et de manière provisoire bien entendu. C’est dire qu’il n’y a aucune disposition administrative qui oblige les journaux à en suspendre la publication. C’est d’ailleurs l’aboutissement de longues années de militantisme des partis politiques, du syndicat national de la presse marocaine, des éditeurs et des acteurs de la société civile de défense des droits de l’homme pour mettre fin à l’interdiction administrative et à la suspension administrative des journaux. Aussi, l’article 28 de la constitution de 2011 stipule que ‘’La liberté de la presse est garantie et ne peut être limitée par aucune forme de censure préalable’ et que « Les pouvoirs publics favorisent l’organisation du secteur de la presse de manière indépendante et sur des bases démocratiques, ainsi que la détermination des règles juridiques et déontologiques le concernant’’.
Le conseiller du ministre se base sur un décret datant de 2008 pour dire que le ministère de la Culture a la tutelle sur le secteur. Il avance que le ministère peut prendre la décision de la suspension des journaux à titre préventif. Or, il oublie qu’il existe la loi relative à la presse et à l’édition de 2016.
Le système juridique est organisé de façon à ce que les normes inférieures (décret) soient en accord avec ce qui est édicté par la norme supérieure (loi). Le domaine de l’édition et de la presse au Maroc est indépendant conformément à la constitution et à la loi relative à l’édition et à la presse et le gouvernement n’a aucune tutelle sur le secteur ou la profession. Auparavant, lorsque le ministère de la communication existait encore, on parlait d’accompagnement du secteur et non de tutelle. Pour nous, au sein du CNP, la priorité est à la solidarité nationale, à la stabilité du pays et au respect des institutions ainsi qu’aux répercussions économiques de la pandémie sur les entreprises de presse.
Q : Maintenez-vous vos déclarations au sujet de la libre décision des entreprises de presse de suspendre ou pas la publication des journaux en papier ?
R : Bien entendu. Par ailleurs, nous sommes en état d’urgence sanitaire. Dans les mesures édictées par la loi régissant cet état d’urgence, les journaux ou le secteur de la presse ne sont pas mentionnés. Donc, la seule référence est la loi relative à l’édition et à la presse. Ce qui s’est passé dans la réalité, c’est que les éditeurs ont décidé, d’eux-mêmes, de suspendre la publication de leurs journaux et magazines car les ventes ont drastiquement baissé. Ils l’ont fait aussi pour réussir la stratégie de confinement et de lutte contre la propagation du coronavirus. Le ministre, lui-même, a lancé un appel aux entreprises de presse dans ce sens. Le communiqué ne parle pas de décision. Ce conseiller va donc aux antipodes des propos du ministre et n’a même pas respecté le communiqué de son ministère.
Q : En quelle qualité le conseiller Khalid Cherkaoui s’adresse-t-il au président du conseil national de la presse ?
R : C’est une jurisprudence inédite au Maroc, car il est connu que les conseillers ne jouent pas ce rôle. Ils ont une obligation de réserve. Le Dahir n° 1.74.331 publié le 11 Rabii II 1395 (23 avril 1975) réglementant les attributions des membres du gouvernement et la composition de leur cabinet est clair et précis car il stipule dans son article 8 que « Les membres des bureaux ministériels (…) sont chargés de réaliser des études pour le compte de l’autorité gouvernementale à laquelle ils appartiennent et de régler des questions à caractère politique qui n’ont rien à voir avec le mandat confié aux différents services du ministère…. ». Ils ont un rôle consultatif et assistent le ministre dans la réalisation d’études, sans plus. Depuis quand un conseiller fait une déclaration ou répond au nom de son ministre ?
Q : Dans sa réaction, il insiste sur le fait qu’au sujet des décisions organisationnelles relatives à l’exercice de la profession, la loi 90.13 ne stipule pas l’obligation de se concerter avec le CNP. Cela veut-il dire que le gouvernement a la tutelle sur le secteur?
R : Concernant les lois et décrets, la loi relative à la création du conseil national de la presse stipule que le CNP peut ‘’donner son avis sur les projets de loi et règlements concernant la profession ou son exercice ainsi que toute autre question dont il est saisi par l’administration’’.
Q : Pourquoi a-t-il pris parti dans l’affaire relative à la décision de la direction de la MAP d’octroyer désormais à ses journalistes une carte de presse propre ?
R : La décision de la direction de la MAP d’octroyer des cartes de presse professionnelles à ses journalistes est illégale. Elle se base sur l’article 3 de la loi relative au statut des journalistes professionnels qui “s’applique aux journalistes professionnels et assimilés en fonction dans les services de l’Etat et des établissements publics d’information qui demeurent régis par le statut particulier’’. Quand on parle de ‘’statut particulier’’, on se réfère aux relations de travail.
Cet éclairage parait clairement dans la loi n°89-13 relative à la création du Conseil national de la presse qui stipule dans son article 12 : «Un représentant de chaque opérateur de la communication audiovisuelle public ou d’une agence de presse publique assiste aux réunions de la commission de la carte de presse professionnelle, consacrées à l’examen de la délivrance de la carte aux professionnels qui exercent auprès de l’opérateur ou de l’agence concernée.». Et puis, le CNP a délivré 326 cartes de presse à la MAP en 2019 et 62 en 2020. Concernant la prise de partie du conseiller, le ministre doit s’expliquer à ce propos.
Q : Dans la réaction du conseiller Cherkaoui, avez-vous eu le moindre doute qu’il a mal compris le sens de vos propos ?
R : Je crois que l’interview que je vous ai accordée était claire. Ce que j’ai dit, c’est que le ministre n’a pas à se concerter avec le conseil à ce propos. Lui, il a altéré le sens en disant que ‘’j’ai demandé au ministère de se concerter avec le conseil’’. Il a construit tout son argumentaire sur une mauvaise traduction ou interprétation de mes propos. Ce que j’espère, c’est que les ONG internationales opérant dans le domaine des libertés de presse n’y prêtent pas une grande attention à sa réaction qui ne reflète nullement la position officielle du gouvernement et la politique de l’Etat.
Source : MHQ