Dans une interview accordée à la MAP que nous vous proposons in extenso, Abdeljalil Nadim, ex-président de l’Union des Editeurs du Maroc, s’exprime sur la crise de la lecture au Maroc, ses causes et manifestations, et la régression du rôle du livre face à la montée en puissance du numérique, ainsi que le plan de l’Union pour consacrer la culture de la lecture.
1 – Le 5è Congrès de l’Union des éditeurs du Maroc se tient dans un contexte marqué par une crise de lecture avec une montée en puissance du numérique. Quel est le plan de l’Union pour préserver la place du livre dans ces circonstances ?
Il s’agit d’un problème chronique et émergent. Chronique parce qu’il est intrinsèquement lié au marché de la lecture et les éditeurs le ressentent de manière directe. Il menace réellement la survie des entreprises d’édition et du livre, et nous avons examiné, lors du Congrès, la mise en place d’un plan pratique.
Ce plan requiert l’ouverture d’un dialogue sérieux avec toutes les parties concernées par les questions de la lecture et de la société. La lecture est une question éducative, cognitive, créative et sanitaire, qui profite à l’individu et à la société.
Nous devons ainsi avoir un rapport culturel avec le livre et fédérer tous les efforts pour confronter ce problème chronique dans le cadre d’une approche participative et un esprit positif.
Il est également un problème émergent lié principalement à la montée en puissance du numérique, une des ramifications culturelles de la pandémie du nouveau coronavirus (Covid-19), qui a provoqué une révolution au niveau éducatif en ce qui concerne la relation des jeunes avec le savoir, à travers la digitalisation.
Nous nous attendions à ce que la transformation du livre papier en livre électronique survienne d’ici 30 à 50 ans, mais nous nous trouvons actuellement face à cette réalité en raison de la pandémie. Nous sommes donc dans une situation d’urgence qui nous oblige à bien réfléchir sur la façon d’adapter la révolution numérique au rapport entre l’Homme et le livre, puisque la lecture est une interaction qui développe l’environnement, l’individu et la société, et une question nécessaire sur laquelle nous allons nous pencher de concert avec toutes les parties concernées.
2- Quelle est la réalité des maisons d’édition actuellement au Maroc ?
Je ne veux pas m’étendre sur les statistiques, mais je vous donne quelques indicateurs précis pour comprendre la situation. Le tirage moyen de livres se situait entre 3.000 et 5.000 exemplaires durant les années 1970. Aujourd’hui, on est plutôt à 1.000 exemplaires dans le meilleur des cas.
C’est une situation vraiment dramatique. Comment est-il possible que le tirage moyen atteint seulement 500 exemplaires après tous les efforts pédagogiques déployés à tous les niveaux, notamment au sein des universités !
Tout le monde sait que lorsque le volume des tirages diminue, le prix de chaque exemplaire augmente. Nous nous trouvons ainsi face à un rapport complexe avec le pouvoir d’achat. Et c’est un cercle vicieux qui rend la situation beaucoup plus compliquée.
La prise de conscience de cette question est essentielle, non seulement au niveau national, mais également à l’échelle internationale, vu que le livre marocain doit occuper la place qui lui échoit sur l’échiquier international, puisqu’il est un ambassadeur permanent de notre culture, notre civilisation et de nos causes.
L’éditeur fait partie d’une crise globale, d’où la nécessité d’ouvrir le dialogue avec le ministère de la Culture, et les institutions concernées, notamment les secteurs de l’enseignement et de l’éducation, qui contribuent à la formation des jeunes de demain, ainsi que le secteur financier, qui considère que la maison d’édition est une entreprise à but lucratif, au vrai sens du terme, alors que tout le monde sait que la situation du livre au Maroc est fragile. Il convient de noter que dans les pays développés, le livre est soutenu par le secteur public, l’État et la société. A vrai dire, le soutien du livre est un devoir de la société envers sa culture.
3- Comment envisagez-vous l’avenir des éditeurs ? Pensez-vous que les façons de consommer le texte écrit vont-elles évoluer ?
D’après des études scientifiques, la lecture d’un texte écrit a un effet sur le développement du cerveau aux niveaux pédagogique et moral vers la créativité, bien plus que par rapport aux documents numériques, car le cerveau travaille de manière synthétique pour comprendre le sens des textes écrits, tandis que les outils numériques nous donnent le sens fin prêt.
Certains pays développés interdisent aux enfants, jusqu’à un certain âge, de communiquer en utilisant les outils numériques et veillent à développer leur rapport avec le papier.
Nous avons une responsabilité envers l’avenir des générations. Il ne faut pas se laisser emporter par les développements numériques sans prêter attention aux dimensions culturelles.
Je vais vous donner un exemple simple. L’invention des lunettes a été une révolution dans le monde. Avant cela, lorsqu’une personne est atteinte de déficience visuelle, elle arrêtait de lire, et les lunettes ont provoqué une révolution qui a permis à une personne de rester connectée à la culture, même si son acuité visuelle s’affaiblit.
Alors, tous ceux qui portent des lunettes sont-ils des individus dans la société de la culture ? La réponse est claire : Non, tous ceux qui portent des lunettes ne les utilisent pas pour développer leur culture et leur pensée. De même, en matière d’utilisation des outils numériques, le problème n’est pas technique, mais il est plutôt lié à la vision stratégique, pédagogique et scientifique.
Il faut entretenir notre relation avec le papier, sans pour autant oublier de suivre les révolutions numériques qui vont changer le monde.