Il n’a pas fallu beaucoup de temps au Riad Sultan, un théâtre de proximité niché au cœur de la Kasbah de Tanger, pour s’ériger en un lieu incontournable de la culture. Ouvert en novembre 2021, il a accueilli en l’espace de deux ans des artistes d’horizon divers et des spectacles époustouflants, appréciés par un public de plus en plus conquis.
Derrière, ce succès se cache un homme : le dramaturge tangérois, Zouheir Ben Bouchta, qui s’est attelé, durant plusieurs années, à penser, puis à donner vie à ce mini temple dédié aux arts vivants. Nous avons bien voulu connaitre ses motivations et ses ambitions dans le domaine culturel, et c’est dans le cadre paisible du Riad Sultan qu’il a bien voulu répondre à nos questions.
Journal de Tanger : En l’espace de deux ans, le théâtre Riad sultan s’est imposé comme un haut lieu de la culture à Tanger. Quel est le secret derrière ce fulgurant exploit ?
Le véritable secret, s’il y a lieu de considérer cela comme tel, c’est la sincérité, un amour véritable pour la culture. Il faut avoir conscience que la culture a un rôle fondamental dans notre société. C’est elle qui porte tout ce qui est développement humain ; il est donc impératif qu’elle prenne sa véritable place aussi bien dans le quotidien des citoyens que dans la société. Elle doit être considérée comme un service public. Cela a toujours été une de mes préoccupations, depuis que j’ai embrassé, dès mes quatorze ans, le milieu de la création artistique, du théâtre. Et, lorsque vous êtes animé pour une telle conscience, l’écho de votre engagement ne peut qu’être favorable.
Journal de Tanger : Qu’est ce qui vous a motivé à penser un lieu aussi dynamique, dédié aux arts vivants ?
Depuis que j’ai intégré le fabuleux et passionnant écosystème du théâtre et la culture, j’ai toujours été convaincu que le théâtre est une école de la société, et en tant que tel, un projet théâtral authentique ne peut s’épanouir pleinement que dans un lieu spécialement adapté, un abri, un foyer familial. En effet, le théâtre se distingue nettement du cinéma. Une troupe théâtrale forme une véritable famille. Les membres de cette famille partagent les joies et les peines du quotidien. Durant trois ou quatre mois, nous travaillons ensemble à la création d’un spectacle à présenter au public et en même temps nous développons des ateliers au profit des enfants, des jeunes et des habitants de proximité ; ce temps passé ensemble, implique de nombreuses interactions et échanges qui nécessitent un lieu sécurisant, propice à l’expression artistique et au développement du projet dans son intégralité
J’ai eu cette chance de voyager et d’effectuer des stages et des résidences, notamment à Paris (France) et à La MaMa theater à New York (aux Etats Unis), où j’ai été impressionné de voir comment la communauté théâtrale et culturelle développe leur projet dans des lieux dédiés exclusivement aux arts vivants. Malheureusement, au Maroc, cette tradition semble faire défaut. Pourtant, je considère cela comme indispensable pour le développement de projets culturels enrichissants pour la société.
Journal de Tanger : Et pourquoi avoir choisi la Kasbah? Y-a-t’il une symbolique particulière derrière le choix de ce lieu ?
Je m’y sens chez moi. Depuis mes 18 ans, au début des années 1980, ma vie s’est ancrée dans la Kasbah. Il me semblait donc être l’endroit idéal pour donner vie à un projet culturel d’une certaine envergure. A l’époque n’y avait rien de culturel à la Kasbah, mis à part le musée de la Kasbah. Dans les années 90, mon ami, le peintre Mohamed Raiss El Fenni a ouvert sa galerie d’art VOLUBILIS que je considère comme la première structure culturelle de ce lieu après le musée de la Kasbah.
Aussi, bien avant le projet du Riad Sultan, c’est dans la Kasbah que j’ai donné naissance à ma première compagnie de théâtre, baptisée « Téâtro Al Kasbah ». Après cette expérience, j’ai initié plusieurs projets en collaboration avec des compagnies de théâtre dans la région du nord et des instituts, notamment avec l’Institut français où j’ai fait une résidence à la salle Beckett avec mon association Bab Bhar Cinémasrah, durant trois ans. Et c’est grâce à cette résidence que j’ai pu monter trois spectacles mémorables : ‘Ennar L’hamra’, ‘Rue Shakespeare’ et ‘Pieds blancs’.
Journal de Tanger : Concrètement comment le Riad Sultan voit le jour dans ce qui était les anciennes écuries du Palais Royal ?
Il est important de noter que ce site est un domaine privé de l’état sous tutelle de la culture. Avec la création de la Fondation Nationale des Musées, ce lieu dépendait à l’époque de la délégation de la culture, qui, à première vue, ne semblait pas avoir de projets en cours pour ce lieu qui était délabré et abandonné durant une quarantaine d’années. Au début, mon association et moi avons investi cet espace après quelques ajustements sommaires. Simultanément, avec l’aide de précieux amis architectes et ingénieurs, que je tiens à remercier chaleureusement pour leur soutien, nous avons constitué un dossier technique bien détaillé avec des plans, des relevés et un cahier de charge afin de solliciter des financements pour un aménagement général et global et l’installation d’équipements appropriés. J’avais déjà des promesses du Conseil Régional et l’INDH.
Suite à ces démarches, je me suis rendu à la Direction régionale de la culture pour leur proposer de signer une convention et juste après le démarrage des travaux en novembre 2018, nous avons eu la chance d’avoir une audience et même la promesse du soutien de l’ancien ministre de la culture. Malheureusement, le changement de gouvernement – qui a eu lieu à ce moment – a conduit à l’abandon de cette promesse.
Puis, il y a eu cette visite décisive de l’ancien Wali, Mihdia. Lors de cette rencontre, nous avons eu l’opportunité d’expliquer notre projet, et l’ancien Wali s’est montré extrêmement réceptif. Ainsi grâce à son appui et particulièrement dans le cadre d’une convention multilatérale avec comme partenaire la Wilaya, le projet a pu bénéficié d’un financement pour l’achat des équipements nécessaires pour l’opérationnalité de notre projet. C’est à partir de ce moment que le Riad Sultan a véritablement pris son envol. Cet envol est aujourd’hui le résultat d’un véritable partenariat symbolique et pilote entre une association de la société civile et les institutions et les collectivités locales comme : Le Ministère de La Culture, La Wilaya Tanger Tétouan Al Hoceima, Le Conseil Régional TTH, La Commune de Tanger, l’APDN et l’INDH.
Journal de Tanger : Est-ce qu’on peut dire, aujourd’hui, qu’avec cet espace où se produisent des artistes de divers horizons, votre association qui a porté et qui gère actuellement ce projet et vous-mêmes êtes des artistes comblés ?
Il est gratifiant, sur le plan moral et émotionnel, de constater que nous récoltons les fruits de notre engagement en faveur de la promotion de la culture. Le résultat actuel est, dans l’ensemble, satisfaisant, mais il constitue simplement un avant-goût de notre véritable projet. Celui-ci ne pourra réellement prendre son envol que lorsque nous disposerons des ressources nécessaires pour élaborer une programmation substantielle, avec un budget artistique conséquent, indispensable pour en assurer à la fois le bon fonctionnement et une programmation cohérente, attractive et durable.
Actuellement, nous fonctionnons avec un modeste budget alloué par la Commune de Tanger, qui ne couvre qu’à peine 25% de nos besoins annuels. Malheureusement, cela ne nous permet pas de concrétiser une programmation authentique. Nous ressentons toujours le besoin crucial d’obtenir davantage de moyens pour déployer pleinement notre vision artistique et culturelle. Nous restons déterminés et optimistes quant à la possibilité de voir notre projet prendre son essor dès que nous disposerons des ressources nécessaires pour le propulser dans toute sa grandeur.
Journal de Tanger : Et dans ces quotidiens, quelles sont vos alternatives ?
Nous mettons en œuvre des stratégies visant à diversifier nos sources de financement. L’une de ces approches consiste à impliquer des institutions qui souhaitent utiliser l’espace du Riad Sultan en contribuant aux frais de fonctionnement. D’un autre côté, nous avons mis en place une tarification symbolique dans le but de fidéliser et responsabiliser notre public.
Cette tarification symbolique a pour objectif de sensibiliser le public à son rôle essentiel dans le soutien de l’industrie culturelle. Il faut qu’il soit conscient que la culture ne peut pas vivre avec la gratuité et les invitations. Actuellement, nous constatons avec satisfaction que notre public adhère à cette stratégie, devenant ainsi un acteur crucial dans le fonctionnement et le soutien continu de notre initiative culturelle. C’est une avancée réjouissante qui renforce notre conviction dans la viabilité de cette approche.
Journal de Tanger : Selon vous, qu’est ce qui expliquerait le peu d’engouement du public pour les arts vivants ?
À mon avis, de nombreux promoteurs culturels manquent de stratégies visant à établir et renforcer les liens avec le public. Souvent, l’approche se limite à la mise en place d’un spectacle, à la conception d’affiches, et à leur diffusion sur les réseaux sociaux, sans aller plus loin. À mes yeux, cette approche ne constitue pas le travail nécessaire à effectuer avec le public. Un engagement sérieux en amont, avec une planification préalable de la programmation, démontre le respect que l’on a, à la fois pour le public et pour le travail artistique.
Il est tout simplement inconcevable, comme je le constate fréquemment, de voir des promoteurs culturels chercher à promouvoir une pièce de théâtre ou un concert en seulement 48 ou 24 heures. Une telle démarche semble absurde. Il est impératif d’établir une réelle proximité avec le public.
À Paris, lors de l’un de mes stages, j’ai pu observer des attachés de relations publiques du milieu culturel consacrer des heures au téléphone pour construire de véritables relations avec le public.
Journal de Tanger : A quoi le public du Riad Sultan doit-il s’attendre en cette nouvelle année ?
A de très belles choses, naturellement. Nous avons déjà finalisé la programmation des deux premiers mois de l’année ! Nous travaillons actuellement sur les programmations des autres mois, notamment de mai pour le printemps du théâtre marocain, de juillet pour l’été africain, etc. Nous profitons d’ailleurs de l’occasion pour exprimer notre profonde gratitude envers nos partenaires, ainsi que les troupes d’artistes et les acteurs culturels qui soutiennent ardemment notre projet, rendant possible la concrétisation de ces programmations.
Cependant, il est important de souligner que notre véritable défi demeure à l’horizon, car nous faisons face à une contrainte budgétaire significative. Un budget artistique adéquat est indispensable pour non seulement planifier notre programmation annuelle de manière anticipée, mais également nécessaire pour engager des professionnels dédiés pour nous accompagner. Actuellement, je me retrouve dans la nécessité d’assumer simultanément les responsabilités administratives et techniques en raison du manque de ressources financières.
Journal de Tanger : Un dernier mot pour sortir de cet entretien ?
Mon dernier mot est destiné à notre précieux public, à qui je souhaite une année 2024 exceptionnelle. J’aspire à ce que le public embrasse pleinement son rôle essentiel en tant que force positive, conscient que la culture transcende le simple divertissement. C’est une sphère profondément sérieuse, nécessitant des investissements significatifs si l’on ambitionne de bâtir une société intelligente, moderne et créative. En unissant nos forces et en reconnaissant la valeur de la culture, nous pouvons contribuer à façonner un avenir enrichi de savoir, d’innovation et d’épanouissement collectif.