« DE L’URGENCE DE RÉCUPÉRER NOTRE SOUVERAINETÉ CULTURELLE. »
Dans un article largement commenté sur les réseaux sociaux, le professeur et écrivain Mokhtar Chaoui, auteurs de plusieurs ouvrages, s’est offusqué de la constance mise en apposition de l’histoire de Tanger à celle de la « Beat Generation ». Dans cet entretien qu’il a bien consenti à nous accorder, il revient sur les raisons de cette sortie pour le moins exceptionnelle, et plaide pour une réelle souveraineté culturelle.
Journal de Tanger : Dans votre dernier texte, vous fustigez avec véhémence la constance superposition de la « Beat génération » à l’histoire de Tanger, et concluez qu’il faut en « finir une fois pour toutes » avec celle-ci. Comment comprendre cette prise de position ?
Mokhtar Chaoui : Cette position est la conséquence d’un constat que nul ne peut nier et qui vient justement de cette superposition de la Beat Génération à l’histoire de Tanger. Je n’ai rien contre la BG en tant que groupe et je suis conscient du fait qu’on ne peut en aucun cas en finir avec elle (d’ailleurs cela n’a jamais été mon objectif) pour la simple raison que la BG fait partie de l’histoire de Tanger ; par contre, il faut en finir avec sa sanctification et cette tendance à lui assujettir l’image de notre ville. La BG est une page de Tanger, avec ses bienfaits et ses méfaits, mais une page qui devait être tournée depuis des lustres et qui devait être classée aux archives pour les chercheurs qui s’y intéresseraient. Ce qu’on remarque malheureusement, c’est qu’à chaque fois qu’on reparle de Tanger, on nous bassine encore et encore avec la BG, avec Bowles en particulier, comme si Tanger n’existait pas sans eux ou que tout ce qui a été fait avant et après eux n’était pas digne d’être mentionné, sinon accessoirement. C’est cela que j’ai dénoncé dans mon article.
Journal de Tanger : Cette relation mécanique ne serait-elle pas le fait des médias, notamment étrangers qui se focalisent sur cette génération, au détriment, cela s’entend, des générations contemporaines ?
Mokhtar Chaoui : Il est de l’intérêt des étrangers de continuer à chanter la période du Tanger international, de la Beat Generation et à déclamer leurs mérites. Cela se comprend, car c’est leur fonds de commerce culturel qui fait perdurer l’idée que sans les étrangers la culture n’existerait pas, ou de mauvaises factures, à Tanger, voire au Maroc. Les étrangers ont réussi à nous faire admettre que seul l’art made in Europe et/ou USA est du grand art ; le reste n’est que de la pacotille. Ils continuent à jouer sur la corde du Tanger international et de la BG parce qu’ils n’ont que ça à proposer. Les médias étrangers cherchent toujours les moyens de faire valoir leur culture, et c’est tout à fait normal qu’ils subliment tout ce qui accrédite leur suprématie. Le problème, c’est que nous continuons à aller dans leur sens. Personnellement, je ne leur en veux pas, car ils prêchent pour leur paroisse, ce qui est dans la nature des choses ; mais que faisons-nous pour y remédier ? Rien de bien consistant. Tant que nous ne sommes pas convaincus de la nécessité de récupérer notre SOUVERAINETÉ CULTURELLE, les choses ne changeront pas.
Journal de Tanger : Vous considérez Paul Bowles, membre éminent de la Beat Generation, comme un « mauvais écrivain ». Vous n’y aller pas un peu fort ?
Mokhtar Chaoui : C’est un jugement personnel qui n’engage que moi et qui vient de ma lecture de ses livres. Ces derniers ne m’ont rien apporté en termes de valeur littéraire. En lisant certains de ses textes, j’avais l’impression de lire du déjà cuit et mille fois servi. Il est vrai que je l’ai lu en français ; donc je ne peux donner un avis objectif sur son véritable style, mais l’univers qu’il propose dans ses livres, la vision qu’il a du monde et surtout des Marocains, l’esprit du colon civilisé et bienfaiteur qu’il exhibe ostentatoirement, ne m’ont pas séduit, ils m’ont agacé parfois. Mais encore une fois, aimer ou ne pas aimer les livres d’un écrivain est une chose très subjective. Libre à chacun de considérer Bowles comme un grand écrivain ; pour moi, il ne l’est pas et je lui préfère J. Kerouac et T. Capote.
Journal de Tanger : Ȧ quoi renvoie concrètement ce Tanger contemporain auquel vous faites allusion et où « il n’y a plus de place ni pour Bowles ni pour la Beat Generation » ?
Mokhtar Chaoui : Il renvoie tout simplement au Tanger qui croit en ses capacités immanentes, au Tanger qui puise son énergie dans son histoire millénaire (pas de façon récurrente et lassante dans la période du Tanger international), au Tanger qui fait confiance à sa jeunesse, au Tanger qui encourage et promeut ses artistes. Il renvoie aussi aux Tangérois qui doivent proposer, et imposer, leurs propres critères artistiques (car, sur ce point aussi, nous continuons à dépendre des goûts des étrangers qui laissent vraiment perplexe parfois). Nous disposons d’un foisonnement de créativités qui émanent de notre propre culture, il faut juste que nous sortions de notre torpeur, que nous réhabilitions nos arts, que nous en soyons fiers, que nous nous débarrassions du colonialisme culturel dans lequel nous sommes encore enfermés. Par exemple, il est inconcevable qu’en 2022, à l’ère du Tanger Métropole, le Salon du livre de Tanger (rebaptisé Printemps du livre et des arts de Tanger) soit encore organisé par l’institut français (avec toujours une présence anecdotique des artistes tangérois). Je ne dis pas qu’il faut que ce Salon disparaisse, loin de là, mais il faut qu’on organise le nôtre, qu’on y mette de vrais moyens (pas ceux dérisoires qu’on met pour le Salon régional), qu’on accorde la vedette à nos propres citoyens, qu’on fasse entendre les voix de nos artistes à nous, pas de ceux qu’on nous impose… Et pourquoi ne pas créer un tourisme culturel qui sera tangéro-tangérois ? Cela passe par la contribution effective et conséquente des autorités locales et des grandes multinationales installées à Tanger. Il faut que tous les responsables de Tanger soient convaincus de la nécessité de hausser la culture à un niveau supérieur. Tanger est certes la ville à dimension internationale, le carrefour de toutes les cultures, le réceptacle de toutes les voix et formes artistiques et elle doit le rester, mais il faut que ses propres enfants soient aux commandes.
Bref, quitte à me répéter, il faut absolument que nous récupérions notre souveraineté culturelle, que nous prenions la culture au sérieux et que nous soyons les doyens de notre destin.
Propos recueillis par Sali B.O